Dans les bars populaires de Ouagadougou, le silence et la méfiance ont remplacé les discussions politiques dont les Burkinabè étaient friands: trois ans après sa prise de pouvoir par un putsch, la junte du capitaine Ibrahim Traoré a éteint les voix dissidentes.
Inspiré par l’ancien président et icône du panafricanisme Thomas Sankara – renversé et tué en 1987 – ce jeune capitaine de 37 ans arrivé au pouvoir le 30 septembre 2022, défend une politique souverainiste, anti-impérialiste et décoloniale et assume “ne pas être une démocratie”.
Les Burkinabè interrogés par l’AFP ont tous souhaité garder l’anonymat, de peur d’être arrêtés ou enrôlés de force au front pour combattre les jihadistes qui frappent le pays, comme l’autorise un décret de 2023.
La peur de parler
“Les seuls sujets tournent autour du sport, de la culture ou des faits divers. Dès que tu abordes un sujet politique, tout le monde se tait. Même au sein des familles, des frères se méfient entre eux”, confie un habitant de la capitale.
Le nouveau chef de la junte, le capitaine Ibrahim Traoré (c), lors d’une cérémonie au camp militaire du général Sangoule Lamizana à Ouagadougou, le 8 octobre 2022 au Burkina Faso
“Depuis que Traoré est là, pour un mot mal placé ou hors contexte, on te traite comme un ennemi. Beaucoup de gens se sont fait prendre”, abonde un autre Ouagalais qui craint notamment les “wayiyans”.
Ces comités de vigilance citoyenne, soutiens zélés de la junte physiquement présents pour “surveiller” les grands carrefours de Ouagadougou, n’hésitent pas à dénoncer les voix dissidentes.
Leur présence “montre que tout le monde surveille tout le monde et chacun se méfie de chacun”, explique un troisième résident.
“On a vu un responsable de vendeurs de motocyclettes protester contre la volonté du gouvernement de réduire les prix des engins. Dès le lendemain il a été interpellé et envoyé au front”, illustre un des habitants interrogés.
Des initiatives patriotiques
Pour promouvoir la “mentalité décolonisée”, chère au capitaine Traoré, les autorités ont récemment lancé plusieurs initiatives destinées aux jeunes.
Cet été, des enfants de dix à quinze ans ont pu suivre un “camp de vacances” où ils étaient notamment formés, vêtus de treillis, à l’instruction civique et militaire.
Image tirée d’une vidéo de l’AFPTV montrant le nouveau chef autoproclamé de la junte militaire, le capitaine Ibrahim Traoré (c), défilant dans les rues de Ouagadougou, le 2 octobre 2022 au Burkina Faso
Et pour les bacheliers fraîchement diplômés, il faut maintenant suivre une “immersion patriotique” d’un mois, cours d’identité nationale à l’appui, pour pouvoir s’inscrire à l’université.
“On a appris à repousser nos limites et à penser nation avant de penser à sa petite personne”, confie à l’AFP un participant qui souhaite que le procédé soit élargi à tous les jeunes.
De quoi satisfaire le ministre de l’Enseignement supérieur, Adjima Thiombiano qui souhaitait en septembre un “Burkina nouveau fait d’une jeunesse consciente, engagée et combative”.
Pour un analyste politique qui veut garder l’anonymat, c’est une façon de “modéliser un type de citoyen militarisé qui marche au pas comme dans l’armée”, afin “d’annihiler toute forme de protestation future”.
Embellir le pays de gré ou de force
Des unités spéciales de police dédiées à la propreté et l’assainissement ont également vu le jour.
Ces “brigades laabal” sillonnent en tenue militaire les quartiers populaires de la capitale pour sensibiliser mais aussi réprimer les comportements jugés inciviques, peines de travaux d’intérêt général à l’appui.
Un habitant raconte avoir été arrêté pour avoir grillé un stop: “j’ai rejoint un groupe d’une dizaine de personnes pour désherber et ramasser des ordures. C’est bien de lutter contre l’incivisme mais pas en traitant les gens de la sorte, sans règle ou loi. Pire, on vous filme et on diffuse à la télévision nationale”.
“On sait que c’est pour notre bien mais le procédé et la manière musclée d’invectiver les populations ne sont pas appropriés”, ajoute un autre.
Sur le plan économique, si Ouagadougou ne connaît pas de pénurie grâce notamment au renforcement du secteur agricole initié par la junte et par des approvisionnements réguliers via le port de Lomé au Togo, on observe une hausse des prix des produits de première nécessité.
Et plusieurs grandes villes du nord sont toujours sous blocus de jihadistes qui attaquent les convois de ravitaillement.
Presse muselée et propagande sur les réseaux
Les médias internationaux accusés de faire le jeu des “impérialistes” ont été chassés et les journalistes locaux redoublent de prudence.
“Aujourd’hui, il est difficile de réaliser un micro-trottoir. Personne ne veut parler pour un sujet banal au risque d’être envoyé au front. Les rares personnes qui s’y prêtent restent les laudateurs du pouvoir en place”, explique un journaliste local.
Dans ce contexte de liberté d’expression muselée, difficile d’évaluer la popularité réelle de ces mesures et du capitaine Traoré.
Mais sur les réseaux sociaux, on retrouve pléthore de publications à la gloire du capitaine, une stratégie efficace menée par un réseau de communicants dont certains dépassent le million d’abonnés.
Franchissant largement les frontières du Burkina, ces publications mêlent attaques contre la France, vidéos de désinformation réalisées avec l’intelligence artificielle et culte d’un chef présenté comme le leader de tous les panafricains.
“Il est le héros rêvé capable de pouvoir tenir debout contre une machination internationale qui viserait les populations africaines”, explique Fahiraman Rodrigue Koné, chef du projet Sahel de l’Institut d’études et de sécurité (ISS).
L’échec sécuritaire
Le bilan d'”IB” qui avait promis un retour de la sécurité en quelques mois se heurte à la réalité du terrain.
Le Burkina revendique avoir “reconquis” plus de 72% du territoire, des chiffres difficiles à vérifier de manière indépendante mais que plusieurs experts du Sahel mettent en doute, estimant que les jihadistes contrôlent des pans entiers du pays, à l’exception des grandes villes.
La junte ne communique plus sur les attaques des groupes jihadistes et l’armée est par ailleurs régulièrement accusée d’exactions contre des civils.
“Traoré est un capitaine qui était sur le terrain, il voyait ses hommes tomber. Son analyse ne prenait pas en compte la profondeur politique de la crise sécuritaire. Sa rhétorique combative reste aussi un levier pour légitimer son pouvoir politique”, pointe M. Koné.
“À l’intérieur, ce sont les terroristes qui terrorisent. Dans les grandes villes, c’est le pouvoir qui terrorise les populations”, résume un des habitants.